Le PodcAst du BouT du mONde – épisode 2 – 13/08/2019
Musique de fin : "God is God", Juno Reactor - Tous Droits Réservés
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Vous savez, une des choses auxquelles j’ai échappé en quittant le Maroc et qui ne me manque pas, c’est le contrôle que la société avait sur mon corps. Là dessus, pas à dire, au Costa Rica, je suis tranquille, ce n’est pas un short qui va poser problème et ce, que l’on soit jolie ou laide, jeune ou vieille, ici, tout le monde s’habille comme il l’entend et aussi court, moulant, seyant qu’il (ou en l’occurence elle) le souhaite, sans que ça provoque tellement plus que des commentaires appréciateurs ou un regard en passant. Et encore, rien de vicieux, rien d’intrusif, finalement.
Mais n’allez pas croire que ce pays, mon nouvel El Dorado, soit libre d’extrémistes religieux, oh que non ! Simplement, ils sont d’une part évangélistes, donc même si la pudeur fait partie de leur crédo, elle est considérablement plus dans les mœurs que dans les frusques et d’autre part, ils ont un peu de retard par rapport aux wahhabites du Maroc. Mais sinon, wella, je vous jure, ce sont les mêmes !
Tenez, début août a lieu une fête nationale hyper importante ici, le Jour de Notre Dame des Anges, patronne de Cartago et du pays tout entier. Il s’agit d’une Vierge Noire, réputée protéger le pays et à laquelle on dédie un pèlerinnage annuel, durant lequel jusqu’à un million de personnes se déplacent (sur 5, je vous rappelle), à pieds, jusqu’à la Basilique de Cartago, l’ancienne capitale coloniale, tous les 2 aoûts. Outre la dimension religieuse évidente, en pays très catholique et très attaché aux traditions, il y a là un ciment national très puissant qui renforce le déjà très présent sentiment d’appartenance tico… Un peu comme un Commandeur des Croyants, non pas dans son rôle effectif, ni même dans la puissance qu’il représente, mais simplement, cette double dimension symbolique nationale / religieuse s’appuyant l’une l’autre, dans deux pays dont le Texte Fondamental, la Constitution place la religion (d’état) en position centrale.
Il est donc assez logique que ce soit ce symbole-là plus qu’un autre qui est violemment attaqué par les évangélistes et les extrémistes de tous poils, qui y voient une résurgeance païenne (ce que c’est très vraisemblablement, comme tous les Saints, toutes les fêtes religieuses ou presque et ce, partout!) et même, oui, même ! Un piège de Satan visant à détourner les fidèles du Droit Chemin !!! De là à la critique politique, il n’y a qu’un souffle dans le sermon appelant au soulèvement populaire.
Ah, je vous jure, qu’il s’agisse des mœurs, de la politique, des discours enflammés sur la perte des valeurs, sur le risque de basculement civilisationnel, le retour à la pureté et jusqu’à la superstition, exorcismes compris, ce sont les mêmes ! Mais où va pouvoir fuir Léon pour ne pas retrouver les mêmes à la maison ?!?
Ils agissent partout de la même manière : d’abord, de bonnes actions, des petits commerces, petits réseaux d’entraides de gens biens, qu’on aime bien… Qui sont un peu rigoristes, mais ont-ils torts ? Et puis, c’est vrai, la corruption… La décadence… Les jeunes qui ne respectent plus rien, la société folle et le péché, voilà. Cela va vite, oh ! Que cela va vite ! Ici, franchement le pays le plus pura vida que j’ai visité, effectivement, où les choses sont tranquilles, où oui, la crise est là, mais bon… Personne n’en meurre encore, on n’en est qu’aux débuts, les choses accélèrent. Ils sont parvenus à faire manifester les syndicats à leurs côtés pour réclamer la démission d’un ministre n’ayant rien à voir avec les revendications desdits syndicats – convergeance des luttes, n’est-ce pas ?
Oh ! Comme cela a un air de déjà-vu, je pourrais presque prédire la suite, mouvement par mouvement – ils ne s’embarrassent même pas d’être discrets, ou subtils, ces affreux jojos qui nous gâchent notre spiritualité bon enfant de sociétés civilisées, aimant ses traditions mais ouvertes au monde, attachées à l’esprit plus qu’à la lettre, favorisant le commun sur la division d’une rigueur morale déplacée et profondément hypocrite, quand on regarde de près… Toujours la même histoire de paille et de poutre, répétée comme en miroir à l’infini, d’un enseignant dévoyé des montagnes qui veut décapiter de la jeune fille pour lui apprendre à être décente, à un suprémaciste blanc voulant faire un carton sur une synagogue ou un bar gay, allez savoir, tous des suppôts de Satan – jusqu’aux indous violant leurs ado rebelles pour leur apprendre à obéir aux anciens, aux bouddhistes massacrant du rohingyas à la pelle et oui, jusqu’à ces cabales délirantes d’évangélistes ici, avec messes et réapparition de Jésus et guérison miracle en direct, retour de l’être aimé, purification de l’âme et du corps. Une galerie des glaçants qui pullulent de l’Inde aux Balkans, des Etats-Unis à l’Europe en passant bien sûr par le Moyen-Orient et l’Afrique (mais ça, on le savait déjà, n’est-ce pas?).
Mais j’avais presque oublié, oui presque oublié l’innocence, la naïveté de la société avant que les Savonaroles n’adviennent. On les regarde du coin de l’oeil, on s’en amuserait presque – comment peut-on croire que la terre est plate ? On est sûrs de soi, on sait qui on est, on sait ce en quoi on croit, ils ne nous auront pas – d’ailleurs, ils n’essaient pas. Mais, tout d’un coup, ils sont là, bien plus présents qu’on ne s’en était rendu compte. Ils sont là, ils édictent de nouvelles normes morales, initient de nouveaux débats, soulèvent des questions qui n’avaient jamais vraiment divisé, ou qui comptaient si peu au regard de ce commun que l’on construisait ensemble… Tout d’un coup, ils sont aux élections et disent tout haut ce que tu ne savais pas que d’aucun pensaient tout bas. Et même toi, tu as du mal à contrer tous leurs arguments, ils ont reposé les termes du débat, c’est le point mort à chaque détour de phrase, l’argument d’autorité indépassable ou l’injonction au respect. En plein syllogismes enchaînés avec la conviction du Juste en croisade, tu fléchis, tu plies, c’est trop violent, c’est trop dur de se battre tous les jours et ils n’ont pas torts sur tout. C’est très facile de les caricaturer, mais quand on écoute vraiment, on se laisse séduire... Tout un vocabulaire nouveau t’empêche de penser hors du cadre, de toute façon. Ok, c’est vrai que le passé dont ils parlent, tu ne t’en souviens pas, mais le présent est dégueulasse, là, y’a pas ! On passe son temps à se tirer dans les pattes et tant et tant de gens manquent de Respect envers ce dont tu ne savais pas, il y a quelques temps à peine, que ton honneur personnel dépend. Alors, toi aussi, tu deviens violent, tu te radicalises, pour ou contre ce retour à l’ordre moral, mais y’a plus de dialogue – comme s’il y en avait jamais eu ! Non seulement avec eux, mais avec tous les autres, ceux avec qui jusque-là tu cohabitais avec plaisir et même parfois amitié. Vous voilà séparés par une ligne infranchissable et ce sont les Grands Mots prononcés sans grands remèdes, voilà – déjà des gens vont prendre des armes et sans doute, toi, qui est raisonnable, tu ne le feras pas, mais dans ton identité blessée, dans ton intégrité violée à répétition, jour après jour, tu comprendras un peu.
J’aimerais que les ticos, qui ne savent pas bien où vous êtes ou même qui vous êtes, vous mes amis marocains, puissent regarder les espoirs du Maroc il y a 30 ans, 20 ans, 10 ans encore et les comparer avec maintenant. Les comparer à leurs propres aspirations, à leur propre évolution et surtout prêter attention à ces signes : ils sont là et si ici, on porte les shorts que l’on veut, la violence est juste au coin de la rue paisible, là où les extrémistes, qui ne sont pas simplement des religieux mais d’abord et avant tout des politiques et de grands manipulateurs, utilisant toujours les mêmes ressorts, veulent nous entraîner, vraie galerie de glaçants répétés à l’infini d’un coin à l’autre du labyrinthe des Nations. Pardonnez-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font ! Mais nous en remettrons-nous collectivement ?
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