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Aux innocents, les prisons pleines

Photo du rédacteur: Melanie Frerichs-CigliMelanie Frerichs-Cigli

Dernière mise à jour : 22 août 2021

Musique de fin : «fine ghadi biya khouya» - Nass el Ghiwane – Tous droits réservés

Licence d’exploitation LE-0017854


Cela fait un mois que je peaufine dans ma tête ce que devrait être cet épisode. Dieu ! Que j’ai de choses à dire, et si peu les moyens de les faire entendre ! Oh ! Comme les rares qui me suivent allaient comprendre, peut-être enfin, les choix qui président à mon engagement, sa finalité, ses méandres qui suivent ma pensée parfois flottante au bord de cette crise, qui nous affecte tous et qui nous fait réagir, chacun à notre manière, mais de façon plus cohérente qu’il n’y paraît de prime abord ! Cela aurait été un beau cadeau de Noël à me faire à moi-même : entamer le Dire qui m’entrainerait, comme à chaque pas – mais peut-être un peu mieux, un peu plus, à formaliser une pensée, plus que jamais politique, bien que toujours non partisane, qui, à défaut de faire date, ferait peut-être écho à d’autres réflexions elles aussi isolées et qui donneraient ensemble la possibilité de quelques clés d’espoir.


Hélas, les temps vont trop vite pour l’esprit humain, qui peine à comprendre, sidéré, l’ampleur de l’accélération. Et me voici obligée, par tout ce que je suis, à défendre un ènième canari des profondeurs, qui dort ce soir en prison, pour le quatrième jour consécutif.



Je ne connais Omar que de très loin. Nous nous sommes croisés, avec la défiance respectueuse de ceux qui, intègres – on se le reconnaît, ont des amis communs mais n’ont pas choisi la même voie – ou bien ne l’ont pas pu. J’ai longtemps fait preuve de naïveté – c’est peut-être encore le cas. Il m’a fallu des années pour comprendre mon rôle dans ce système bien rôdé, qui comme le Blouf d’un roman de science-fiction dont je ne me souviens que de manière lointaine, ronge tout, et d’abord les meilleurs intentions. Je fais partie de ceux, qui à tout le moins, voyant sa convocation, savaient que c’était grave, pour lui et pour tout le monde. C’est que des Omar, journalistes enthousiastes, lanceurs d’alertes ou activistes qui ont le sentiment de faire partie de l’histoire, il y en a tant !

Bien sûr, je suis plus prudente, moins colérique, aussi, moins jeune, surtout. J’ai cru d’abord pouvoir dire sans conséquences, avant de comprendre que ma manière de dire et de pouvoir le faire était la conséquence même – en d’autres termes que l’utilisation était évidente, mon engagement dévoyé, mes propos utilisés, avant tout comme écran de fumée pour ce qui se poursuivait partout – Partout ! Pas seulement au Maroc, hélas ! Et au fond, je suis comme les autres, un canari dans une mine. Je me suis libérée de ma cage, pas des galeries. Je ne prends pas (ou plus, c’est selon) les mêmes risques, évidemment. Il y en a d’autres, pourtant, dont le premier reste toutefois de n’être pas entendue.


Que se passe-t-il, quand des influenceurs meurrent assassinés en Irak, en Syrie, en Chine? Que se passe-t-il vraiment pour qu’on enferme des journalistes, des écrivains, des penseurs, en Iran, en Turquie, en Russie, au Maroc ou même en France ? Qu’advient-il de nos enfants lorsqu’une vidéo YouTube retransmise, un tweet ou une manifestation justifie la prison ? Quand une jeune clown idéaliste se fait violer, torturer et suspendre aux grilles d’un parc au Chili? Quand un Omar Radi, qu’on avait déjà empêché d’exercer, après avoir tenté de le flatter, est jeté au cachot de n’avoir pas compris qu’il fallait plier l’échine, parce qu’il ne le pouvait pas ? Les exemples sont légions, c’est le dernier, mais je le connaissais – même de très loin et je suis obligée. #Free_Omar_Radi, oui ! Cela ne servira à rien, je le sais. Ça le sauvera peut-être lui, mais pas nous. Le mettre en prison – ou bien le libérer, aura peut-être l’effet inverse de celui recherché, à savoir calmer les foules. On se rassure comme on peut : une tempête dans un verre d’eau, qui n’affecte pas le peuple, bien occupé d’autre chose.


Pourtant, entendez-vous les stades et leur complainte ? Entendez-vous ce peuple, qui ne gronde pas aussi fort qu’il ne pleure, dans toutes les couches sociales, ses illusions déçues ? Elles ne sont pas différentes en nature des autres, celles qui agitent Hong-Kong ou l’Amérique Latine. Elles ne sont différentes qu’en histoire et dans ce monde globalisé, l’histoire, désormais plus grande que nos peuples, va dans le même sens. Pas de convergeance des luttes : on s’y applique, à nous diviser en couches de plus en plus fines d’identités contraires et toutes horizontales, mais oui, une convergeance historique vers ce point de total déséquilibre : la fin d’une civilisation et le vitalisme qu’elle exige pour en créer une nouvelle. Et il n’importe pas, alors qu’on croupisse en prison au Maroc, en Russie ou en Amérique Latine.


Plus concrètement, et pour Omar – donc pour ce cher Maroc que j’ai laissé derrière moi mais qui ne m’a pas quitté, la suite est prévisible, hélas ! Qu’il soit ou non libéré, du fait de la pression exercée par ses amis, par les libéraux, les libertaires, les contestataires et les ONG, il n’est qu’un pion parmi tant d’autres. Et, de Moul’Casqueta au lycéen, il trinque parmi les premiers, mais ne sera pas le dernier. Je pense à tous mes amis qui croient y échapper sans compromission et sans dommage. D’autres l’ont cru avant vous, morts bien plus innocents, dans la stupéfaction trahie de qui se croyaient trop importants – ou pas assez, pour qu’on en fasse cas. L’un ou l’autre, ou un troisième encore qui sera trop universellement perçu comme victime, fera peut-être basculer l’ensemble, mais ça ne sera qu’un prétexte à une crise qui n’est pas la résolution de cet effondrement, seulement un symptôme, que j’estime inévitable et que j’espère transitoire. Je pense à ceux d’entre eux, qui, comme moi il n’y a pas si longtemps, croient encore qu’ils sont utiles, qu’ils vont changer la donne en plein coeur d’une action dont ils maîtrisent les répercussions et leur paraît porteuse d’espoir. Je sais leur amertume future, même s’ils essaient d’en réchapper et y parviennent peut-être. Je pense aux autres innocents, ceux qui ne s’engagent pas et veulent «juste» vivre, comme s’il était possible de résister au vent de l’histoire quand il souffle en tempête. Je n’ai même pas la force de dire pourquoi cet embastillement d’opinion- même si l’insulte est réelle !, est une mascarade, car tous, nous le savons, qu’il faut cacher les oiseaux pour les faire mourir, et d’entre eux, les canaris, ces idéalistes aux poumons trop petits pour respirer ce que leur pureté ne leur permet de considérer que comme une puanteur de charogne. Cette pureté même, celle des Omar de ce monde, même quand ils sont blonds et s’appellent Assange, est dangereuse, mais elle est naturelle face à l’horreur, elle est, proprement innocente – tant bien sûr qu’ils ne sont pas utilisés, ou pire ! Aux affaires, où elle se transformerait en tyrannie brutale, comme à chaque révolution. Un petit tour sur soi-même et on repart n’est jamais une proposition viable, évidemment. Mais il faut de l’espoir et il ne vient de nul part.


Aux innocents, les prisons pleines, donc, avant que ce ne soit les fosses communes. On en creuse déjà ailleurs, et ce n’est ni innocent, ni hors-sujet. Ce que vous voyez à l’Orient, à l’Occident, au Sud, a déjà lieu au Nord aussi, même si c’est plus souterrain. Et tous, nous sommes concernés. Peut-être pas par Omar, mais alors par un autre, qu’on connaîtra - même de loin, avec ce respect circonspect des cons-frères qui n’exercent pas dans les mêmes conditions et pas exactement dans le même sens. Saurons-nous sauver les innocents de ce monde ou brûlerons-nous avec ? Chacun, nous essayons en conscience ou en déni – parfois les deux, d’avoir une place et de faire sens, pour nous-même, avant tout. Et si la dissonance est si forte, elle nous enseigne l’harmonie par défaut : il y faut toutes les voix, et peut-être d’abord celles des canaris, pour que nous soyons en sécurité.


Où m’emmènes-tu mon frère, toi qui crie si fort ton autorité ? Où m’emmènes-tu mon frère, où je ne veux pas aller ?



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Ô toi qui est faucon tout orgueilleux, Ô toi qui es coq sur la dune et développe tes ailes, Je n'ai jamais vu une gazelle marcher parce que les éperons le commandent Il n'est pas dans l'humeur des chevaux racés de courber le cou Et non plus le fier palmier de donner ses dattes sucrées trop tôt Et si on s'impatiente contre son gré, seul un fruit amer en ressort.

Ô toi, qui est loup dans les bois et qui rempli la nuit de ses hurlements Ô mon temps pourquoi n'es-tu pas droit, et pour quelle raison es-tu devenu boiteux ? Moi, tous les humains je les aime, je les aime Mais ceux qui me suffoquent ne me laissent pas m'exprimer

Où m'emmènes-tu, mon frère ? Où m'emmènes-tu? Coup après coup, qui arrêtera le massacre ? Ne nous reprochez pas alors notre exil Ne me reprochez pas l'amour de la femme occidentale, Ce n'est pas une passion passagère.

Je n'ai pas oublié le bandir Je n'ai pas oublié la kasbah Je n'ai pas oublié le moussem Je n'ai pas oublié que toute rencontre est une possibilité d'amitié Je n'ai pas oublié quand les religieux chantent le coran Je n'ai pas oublié mon douar Je n'ai oublié pas ma tribu Ni le temps des moissons Je n'ai pas oublié ma vie Ni les gens remplis d'amour Ni mes gens pleins de détresse.

Où m'emmènes-tu, mon frère ? Où m'emmènes-tu?

Ne m'a tracassé ni ne m'a coûté Que la séparation avec les amis Ne m'a tracassé ni ne m'a coûté Que le chant du Coran Ne m'a tracassé ni ne m'a coûté Que notre soleil, sa lumière qui est celle d'une braise Ne m'a tracassé ni ne m'a coûté Que nos étoiles, qui ont la beauté d'une pleine lune.

Où m'emmènes-tu, mon frère ? Où m'emmènes-tu?

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