#LesMatinsLuxe Retrouvez la chronique de Melanie Frerichs-Cigli de ce lundi 4 février 2019
Je sais, on oublie trop souvent de dire qu’on aime. On oublie de le dire à ses enfants, on oublie de le dire à ses parents, à ses amis, à ses amants. Je sais, on oublie trop souvent d’appeler. On y pense, on oublie. On met ça sur le compte du stress, de la vie qui file... Quand on s’en rend compte, il est déjà tard, si tard qu’on n’ose plus vraiment, ça n’est plus décent, ça n’est plus possible et parfois, on n’a rien à se dire.
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On voudrait dire beaucoup pourtant, mais tant d’eau a coulé, tant d’événements non partagés, tant de blessures non évoquées... On se perd de vue, on se perd de mémoire, on se perd en conjoncture, parfois, sur ce que devient l’autre, je veux dire vraiment, pas ce qu’il en montre sur les réseaux sociaux. On n’y va plus vraiment, ou bien de temps en temps, même de ces liens-là, on se coupe, parfois, c’est la nature des choses, n’est-ce pas ?
On oublie trop souvent de réfléchir, aussi, de se poser, de regarder, d’admirer, d’apprécier, de humer, de sentir et de vivre. Et c’est grave, car sans réflexion, nous devenons vides et nos yeux, miroirs de l’âme perdue, retournent dériver sur un écran ou un autre, abrutis d’angoisses existentielles repoussées d’un boost égotique au suivant. On n’oublie pas d’adhérer quand on oublie de réfléchir. On ne reflète plus rien que ce que le vent mauvais de la rumeur amène et c’est pestilentiel comme une décharge de bile, de haine et d’envie. On surfe sur Internet et on se coule dans le pire, en un seul mouvement souple du pouce qui zappe d’une notif’ à une autre. On ne contacte pas les autres pour autant. Un like un peu coupable, de temps en temps, pour dire qu’on suit ce qui ne nous intéresse pas vraiment, en tout cas moins que les vidéos de chat et les sujets d’indignation du jour.
On oublie de se montrer vulnérables, surtout, et comment voulez-vous aimer si vous n’acceptez pas d’être vus ? Alors, on confond acheter et gagner, posséder et recevoir, apprécier et aimer, partager et jouir. Et on ne crée plus de liens. On ne sait même plus comment, à part dans une indignation commune, une rumeur mauvaise, un faux rebond moral qui nous contraint nous-mêmes. Et on oublie que sans tendresse et sans sens, nous mourrons en un étiolement amer et consumant.
Oui, la vraie nature de l’être humain est d’aimer mais il faut réapprendre. Réapprendre à nourrir, avant tout, car c’est l’acte d’amour par excellence. D’ailleurs, le compagnon, c’est le proche d’entre les proches, celui qui partage notre pain, nous nourrit et se nourrit de nous. Réapprendre à nourrir ses relations, d’abord, une douceur après l’autre, réapprendre à nourrir le monde, surtout, en le regardant à s’en remplir les poumons et l’âme... Et puis le trouver beau et le dire et l’écrire et en faire des milliers de chansons et de poèmes et de toiles pour réapprendre à la mer désenchantée à chanter les chants que la mer chante dans les livres d’enfants.
Prendre son temps, se mettre en retrait, s’il le faut, mais cesser de le perdre, ce temps, à courir d’un coin à l’autre d’une cage qui n’a jamais été si petite sans plus voir personne d’autre que l’ennemi virtuel ou le chèque en fin de mois. Je ne sais franchement pas grand-chose du destin du monde. Pourtant, j’en ai fait mon métier, j’analyse, je cogite, mais je ne sais pas assez, je n’apprends pas assez vite et n’apprendrai jamais assez, c’est fatal, pas plus que n’importe qui d’autre. Mais si seuls, nous ne pouvons rien, nous ne sommes pas impuissants pour autant, car nous avons une arme pour ensemble faire sens : notre créativité ; un destin : aimer ; et une finalité : dernière, qui donne à tout le moteur du désir.
Alors il faut nourrir le corps, le coeur et l’esprit ; se refuser à l’aigreur, chercher le Beau, le créer, l’offrir en partage et attendre, en cultivant son jardin.
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