Le PodcAst du BouT du mONde – épisode 16 – 02/09/2019
Musique de fin : «Ces gens-là» Jacques Brel – Tous droits réservés
Licence d’exploitation LE-0017854
Image par Gerd Altmann de Pixabay
Vendredi dernier, je vous disais comment l’argent n’a strictement aucune valeur. Pourtant il permet encore d’écraser ceux qui n’en ont pas. Il n’y a qu’à voir le rapport que nous entretenons avec ceux que nous dominons par l’argent. Nos employés, nos domestiques, nos inférieurs sur l’échelle sociale, lorsque nous faisons affaire avec eux. Oh ! Comme nous savons faire pression sur leur misère pour obtenir d’eux notre fortune, en nous sentant malins ! Oh ! Comme nous sommes fiers de nous lorsque nous faisons l’aumône d’une fraction de cet argent, qui nous vient si facilement, grâce à notre éducation et notre sens des affaires, n’est-ce pas ? Un talent qui s’appelle humilliation subies et pourtant infligées sans un regard, la plupart du temps. Et le rapport même à l’aumône est très souvent à questionner, car il semble nous donner un droit de regard sur la vie d’autrui sans prendre pour autant la responsabilité d’un rapport personnel. - Ah non, moi je veux bien donner de la nourriture, mais pas de l’argent, parce qu’on ne sait pas ce qu’il va en faire, prendre de la drogue, peut-être... Ce qui est fondamentalement malhonnête intellectuellement, ou outrancièrement paternaliste, pour quelqu’un à qui on donne l’équivalent de 10 dirhams, 1 euro, peut-être.
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Oui, l’argent, l’instrument qui devait réguler par la neutralité d’un médium arbitraire les échanges est en réalité un outil de domination. Et les rapports qui devaient présider aux paiements des salaires, des prestations, des produits même, par la loi du marché, de l’offre et de la demande, sont devenus le théâtre des pires réifications. Je dis devenus, non pas que cela n’a pas toujours été le cas, mais disons que cela a pris une proportion tout à fait terrifiante depuis que le marché de l’homme employable est mondialisé, en même temps que la direction effective des décisions stratégiques des grands groupes s’est transférée dans les mains d’actionnaires ne connaissant pas personnellement les employés. Le rapport humain est la clé de toute possibilité de comprendre le monde, et à prendre le moyen pour la fin, nous l’avons oublié. Le résultat en est terrible, parce qu’insensible, froid, absolument pas conscient de sa responsabilité dans la misère et l’angoisse d’une grande partie de l’humanité.
Au demeurant, tout est de plus en plus dématérialisé du fait de notre mode de production, même notre rapport aux objets concrets. Qui sait encore vraiment que le steack qu’il mange a été un bœuf pas plus tard qu’il y a quelques jours, que le t-shirt acheté à la braderie a connu trois continents et autant de sous-traitants pour arriver à 2 euros sur l’étalage, que la poire jetée sans y penser parce qu’un peu gâtée a mis du temps et des efforts à pousser ? Et quel est le rapport délirant entre cela et la rémunération juste d’un travail, d’un animal sacrifié à l’autel de notre survie, de la saveur de plusieurs années rassemblées en un fruit ? Il est plus naturel à l’esprit humain de lier valeur et richesse lorsqu’il prend conscience de l’énergie que représente le fait d’offrir ce bien ou ce service à la consommation. Plus facile de payer un artisan qu’une pièce de production de masse, plus simple de bien rémunérer un repas au restaurant qu’un logiciel, etc., parce que le rapport humain redevient central. Le fractionnement de la production fini par devenir fractionnement de la valeur et dévalorisation de toutes les chaînes de production, donc du travail de tous les humains concernés, donc instrument de domination, puis carrément d’oppression, au fur et à mesure que le tassement prévisible de la valeur ajoutée oblige à rogner sur les coûts structurels, donc sur les charges salariales, mais aussi parfois, sur les mesures de sécurité sanitaires des employés comme des clients.
Bref ! On a un problème : l’argent ne vaut rien du tout, et en même temps, il justifie tout. Que les autres crèvent à nos portes parce qu’on n’en a jamais assez, que la nature soit détruite parce qu’après nous le déluge, que les lois soient liberticides parce qu’il faut protéger les affaires et leurs secrets fort peu avouables, que l’on puisse acheter ou vendre le travail, le corps ou l’esprit d’autrui sans y penser en négociant le bout de gras pour en avoir pour son pognon, que l’on se roule dessus joyeusement en famille, de procès, en curatelle, en héritage pour trois petites cuillères, deux torchons et une haine féroce intergénérationnelle. Que l’on se vautre dans le pire, en fait, mais tout en veulerie, sans rien assumer de nos méchancetés ordinaires et à dire vrai millénaires, mais systématisées et rendues implacables par la force de l’efficacité moderne.
Pourtant, je ne vois pas de moyen plus juste qu’un medium neutre pour échanger biens et services de manière convenable. Et les projets de plus en plus nombreux basés sur le troc restent limitatifs. Combien de chroniques pour ce kilo de carottes ?, serait une question malaisée à poser à mon maraicher par exemple, et je ne suis pas sûre que ni lui, ni moi n’y trouvions notre compte. Faudrait-il alors considérer le travail intellectuel comme étant improductif ? Le travail à distance impossible ? Ce serait aberrant, évidemment. Il est donc bien nécessaire de disposer d’un medium d’échange neutre et l’argent, comme les koris ou n’importe quelle autre convention collective peut remplir cet office. Sauf qu’il convient alors de se poser la question de ce qui rendrait l’argent neutre et crédible en tant que convention collective. Et là, ce n’est pas évident, tant il y a d’éléments à considérer.
La majeure partie de l’histoire de l’humanité, l’argent a été une chose très concrète et en ce sens, relativement neutre. Vous aviez une pièce d’or ou vous n’en aviez pas et elle valait ce qu’elle était, c’est-à-dire une richesse rare, au poids. Cela ou des coquillages, encore une fois, c’est pareil, c’est concret. La lettre de change avait beau avoir une contrepartie, déjà, elle dématérialisait pas mal la donne et très vite, le système bancaire a permis une création monétaire décorellée de la richesse d’une part, puisque les banques prêtent plus qu’elles ne possèdent en propre, décorellée du pouvoir d’autre part, qui jusque-là garantissait, par le droit de battre monnaie, la légitimité de la convention collective qui liait prix et argent. Nous en sommes à un stade supérieur, où nous misons presque tout dans l’argent dématérialisé. Dans les pays les plus développés, l’argent liquide disparaît presque totalement, au même titre d’ailleurs que dans les pays les moins développés, où les systèmes de micro-paiements par téléphone sont acceptés même par les mendiants. Et c’est finalement dans les société intermédiaires que l’on retrouve les moyens de paiement physiques les plus traditionnels, du liquide au chèque. Mais même là, après être passé du contrôle de l’état à celui des banques, des entreprises tout à fait étrangères à toute régulation préalable deviennent désormais distributrices d’argent, comme les petits commerces qui font office d’agence bancaire postale ou bien fournissent du liquide contre paiements carte bleue, ou encore les distributeurs installés dans les campagnes directement par les sociétés de transport d’argent.
D’énormes investissements sont consentis dans le domaine des crypto-monnaies, par des états mais surtout par des entreprises multinationales, comme Facebook qui jouent justement sur la perception de neutralité par le grand nombre d’abord, (ce sont des algorythmes partagés) et ensuite par l’indépendance d’une structure autoritaire étatique pour déterminer sa valeur. Ce serait donc la neutralité parfaite, le marché à l’état pur, la convention la plus collective possible et imaginable.
Mais c’est l’abstraction la plus totale et aucun moyen d’assurer une régulation digne des rapports humains. Parce que les états ne jouent pas avec leur monnaie simplement pour gagner côté conccurence sur le marché d’import/export, c’est avant tout un outil de régulation d’économie interne et de justice sociale. Le taux d’inflation, le taux de change, le taux directeur, le fait de changer de monnaie éventuellement ou des choses aussi simples que les salaires minimums et les taux d’imposition ont tous un impact lié au coût de la vie et à la redistribution des richesses. Or la neutralité éthique que nous recherchons pour un médium servant à échanger librement les produits de l’inventivité et du travail humain ne s’accommode pas de l’objectivité d’un algorythme régulé par un marché spéculatif mondialisé. Neutralité n’est pas objectivité lorsqu’on parle de sujets et de négociation avec le réel. Et il faut bien un arbitre légitime pour l’assurer.
La question que je me pose, finalement, est la suivante : si l’on admet que le système financier actuel est instable et dépassé à très courte échéance, comment refonder la crédibilité de la convention collective qu’est l’argent, tout en assurant sa neutralité éthique, c’est-à-dire une politique au sens premier du terme, vie de la cité, régulant les excès et limitant les oppressions générés par l’avidité ? Doit-on envisager de revenir à l’idée d’un argent physique ou local, au détriment de certains réels bienfaits de la mondialisation, ne serait-ce que l’ouverture d’esprit ? Rendu plus concret, l’argent redevient plus contrôlable et son adéquation valeur / richesse plus ajustable. Ou doit-on envisager des régulations mondialisées, et alors, sur quelles bases ? L’idée d’argent totalement dématérialisé est-elle jouable, quand le réseau qui sous-tend Internet est essentiellement américain ? Et quel contrôle donnons-nous là sur notre destin en cas d’effondrement soudain, comme il est possible qu’il advienne ?
Dans l’intervalle avant que ce débat ne soit de nouveau urgemment reposé sur la table, reste que notre attitude générale, nos réflexes de thésaurisation, d’économie, d’optimisation vis-à-vis de l’argent ne sont plus adaptés à l’époque et nous appauvrissent individuellement et collectivement, tout en nous empêchant de refonder ce que l’argent devrait être : un symbole représentant de l’énergie consentie pour produire quelque chose à destination du monde. Et peut-être pouvons-nous déjà regarder, chacun, ce que nous y mettons d’autre, d’émotivité, de traumas et de fantasme, pour éclaircir l’air, un peu. Comment il joue sur nos amours, nos amitiés, notre sentiment de valeur personnel. Nous demander, enfin, la part de jouissance amenée par l’argent à laquelle nous ne voulons pas renoncer, et ce qu’elle coûte vraiment.
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